Schopenhauer reprend à sa manière l’ancienne idée pythagoricienne de l’harmonie des sphères et se trouve ici, apparemment sans s’en rendre compte, dans une étrange symbiose de pensée avec la vision de Kepler de la musique universelle ordonnatrice.
Dans le sens de sa métaphysique de la musique (tome II de l’ouvrage Le Monde comme Volonté et comme Représentation), la musique est le reflet directement vécu de l’organisation de l’ensemble du monde et en particulier de sa structure étagée de la vie, dans laquelle se révèlent quatre niveaux d’objectivation « superposés » de la « volonté », à savoir: les règnes minéral, végétal, animal et humain. L’harmonie à quatre voix, qui lui semble la plus bienvenue, reflète cette construction en étages sous la forme des quatre voix : Basse, Ténor, Alto et Soprano; la Soprano correspond au règne humain, la Basse au règne minéral.
C’est ici qu’il faut ranger une étrange remarque de Schopenhauer dans ses Parerga et Paralipomena, II. 6, § 82, sur la musique Planétaire :
Eu égard à l’harmonie pythagoricienne des sphères, on devrait tout de même calculer un jour quel accord on obtiendrait si l’on composait une suite de sons en proportion des différentes vélocités des Planètes, de sorte que Neptune donnerait la basse, Mercure le soprano.
[346] Or Kepler avait déjà exprimé avec dureté que dans la musique universelle, qu’il qualifie également de quadriphonique, les deux Planètes extrêmes Saturne et Jupiter chantent la basse, Mars le ténor et la Terre avec Vénus l’alto, tandis que Mercure exécute la voix supérieure. L’idée de série, telle qu’elle s’exprime dans la formule de Titius-Bode, trouve chez Schopenhauer une expression extrêmement marquante dans une sorte de spéculation astrologique, avec laquelle, lui qui est d’habitude plutôt hostile à cette discipline, il conclut le premier volume de ses Parerga et Paralipomena:
Certes, comme le voulait l’astrologie, le cours de la vie des individus n’est pas tracé dans les Planètes; mais le cours de la vie de l’Homme en général l’est, dans la mesure où à chaque âge de celui-ci correspond une Planète, dans l’ordre, et où sa vie est donc successivement dominée par toutes les Planètes:
- Dans la dixième année, c’est Mercure qui règne. Comme lui, l’Homme se déplace rapidement et facilement, dans le cercle le plus étroit: on peut le faire changer d’avis par de petits détails; mais il apprend beaucoup et facilement sous la domination du dieu de la ruse et de l’éloquence.
- Avec la vingtième année, il entre dans le règne de Vénus: l’amour et les femmes le possèdent entièrement.
- Dans la trentième année de vie, Mars règne: l’Homme est maintenant violent, fort, audacieux, guerrier et défiant.
- Dans la quarantième année, les quatre Planétoïdes règnent:
- il est frugal, c’est-à-dire qu’il s’adonne aux choses utiles en vertu de Cérès;
- il a son propre foyer, en vertu de Vesta;
- il a appris ce qu’il doit savoir, en vertu de Pallas;
- et comme Junon règne la maîtresse de maison, son épouse.
- La cinquantième année, Jupiter règne. L’Homme a déjà survécu à la plupart d’entre eux, et il se sent supérieur à la génération actuelle. Encore dans la pleine jouissance de sa force, il est riche en expérience et en connaissance: il a – selon son individualité et sa situation – autorité sur tous ceux qui l’entourent. Il ne veut donc plus se faire commander, mais commander lui-même. Il est maintenant le mieux placé pour diriger et gouverner dans sa sphère. C’est ainsi que Jupiter culmine, et avec lui le quinquagénaire.
- Mais ensuite, dans la soixantième année, Saturne suit et avec lui la lourdeur, la lenteur et la ténacité du plomb […]
- Enfin vient Uranus, où l’on va, comme on dit, au ciel.
- Je ne peux pas tenir compte ici de Neptune – c’est ainsi que l’a malheureusement baptisé l’inconscience – parce que je ne peux pas l’appeler par son vrai nom, qui est Eros. Sinon, je pourrais montrer comment le commencement se rattache à la fin, c’est-à-dire comment l’Éros est en [347] relation secrète avec la mort, grâce à laquelle l’Orcus ou Amenthes, l’Égyptien; donc non seulement celui qui prend, mais aussi celui qui donne, et la mort est le grand réservoir de la vie. Donc, de l’Orcus tout vient et là a déjà été tout ce qui a maintenant la vie […]