Bienvenue dans la «Q ère»

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  • Post last modified:9 janvier 2022
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PAR ANTIPRESSE | 09.01.2022 | LE BRUIT DU TEMPSNOUVEAUSLOBODAN DESPOT

Cette semaine, j’ai traversé un bon bout d’Europe en voiture. Tôt un matin, je suis parti de Suisse en direction de l’est. Était-ce encore mon continent, si familier, ou un territoire inconnu, dévasté par une guerre invisible?

Lorsque je traverse l’Italie, la pause café est un rite sacrosaint. Je m’arrête aux portes de Milan et je commande un espresso doppio dense et rôti, que je savoure debout à une table haute. Cette fois encore, muni d’un test négatif, j’ai retrouvé mon zinc au milieu du supermarché en remontant les effluves. Une jeune serveuse, bien entendu masquée, a encaissé ma commande pendant que sa collègue tassait déjà le café dans la machine DeLonghi. Puis la jeune femme, sur un ton routinier, m’a demandé mon pass. J’ai sorti ma feuille avec le code QR imprimé. Son lecteur a viré au rouge. Elle ne m’a même pas regardé:

— Ça marche pas.

— Pourquoi?

— Ce n’est pas un green pass plus que vous avez là?

— Non, un certificat Covid européen. Valable dans toute l’Europe.

— Plus chez nous. Je ne peux pas vous servir, dit-elle d’un ton las, mais sans appel.

La collègue, qui posait justement mon café sur sa soucoupe, a interrompu son geste. La conversation était terminée.

— Mais j’ai déjà payé…

— Nous vous le faisons à l’emporter.

La collègue a déposé la tasse fumante dans l’évier puis elle a tiré un autre double, en le versant cette fois dans un hideux gobelet en carton. Un espresso italien dans un carton. En Italie… Autant servir un pouilly-fumé dans du plastique. Avec un glaçon…

Que faire? «Poverette», ai-je songé. J’ai pris mon gobelet et suis sorti le boire sous le porche de l’immense restoroute. Deux minutes plus tard, je roulais déjà. Je n’essaierais plus de prendre un espresso en Italie.

Café Pavlov

Cet incident m’a laissé songeur. Il concrétisait un sentiment qui m’avait insidieusement envahi depuis les hauteurs du col alpin d’où j’étais descendu. Ce pays gigotait encore, mais ne vivait plus. Son activité, me semblait-il, n’était que le réflexe nerveux posthume d’une bête qui de son vivant avait été survoltée, intenable. Les automobiles s’y croisaient sans hâte, les limitations de vitesse étaient respectées, les auberges au bord des routes étaient ouvertes, mais on ne voyait plus nulle part de ces attroupements de terrasse qui donnaient l’impression que la masse humaine débordait du bistrot comme une pâte levée.

Dans ce même restoroute, il y a deux ans encore, le comptoir à café était toujours the place to be, les cris fusaient, les routiers jouaient du coude. «Un cappucio quà!» Désormais, les clients étaient rares, silencieux et disciplinés, leurs bras serrés près du corps n’exprimaient plus rien.

Dix-huit mois plus tôt, en l’été 2020, j’avais remonté toute l’Italie du nord, de Trieste au tunnel du Fréjus. On sortait à peine du confinement, la population en était encore hébétée. Le masque était de rigueur et les serveuses m’enguirlandaient bruyamment: «Signore, mettez la maschera! Pourquoi payer 500 euros d’amende?» La maréchaussée du banquier Draghi ne badinait pas. Des contrôleurs pouvaient irrompre à tout instant, même en civil. L’amende était mon affaire, mais elles me prévenaient. Si je ne me masquais pas, elles me servaient quand même, en secouant un peu la tête. Che idiota!

Entre deux espressi, l’ambiance avait radicalement changé. On avait passé de l’Etat policier à l’Etat totalitaire. Ce n’était pas la même chose. Sous le règne du code QR, la police était intégrée au système. Elle n’avait plus besoin de se déplacer. Le dispositif électronique, inexorable et omniscient, avait rapidement maté la population la plus exubérante d’Europe. Mes serveuses auraient pu dire «ça ira pour cette fois» et servir l’étranger de passage avec un clin d’oeil entendu, voyant qu’il était de toute façon négatif. Mais non. Elles n’étaient plus que le prolongement de leur appareil. Leur pensée s’était réduite à un réflexe pavlovien. Rouge = on ne sert pas. C’est tout. Il en aurait peut-être été autrement ailleurs. Mais que ceci me soit arrivé à la première occasion était pour moi un signe suffisant.

Âme de chien

Dans la voiture, j’ai repris l’écoute de mon livre audio. Le matin en partant, je l’avais choisi au hasard: L’appel de la forêt de Jack London. L’œuvre de London est l’une de mes lacunes. On m’en avait offert tout un complet, pour mon dix-septième anniversaire, mais dans ma morgue d’alors je m’estimais déjà «trop sérieux» pour lire des romans d’aventure. Jack London, à mes yeux de jeune intello infatué, c’était presque de la BD.

Dans ce récit, l’on suit les péripéties du chien Buck, arraché par des trafiquants à son foyer douillet en Californie pour aller tirer des traîneaux en Alaska au temps de la ruée vers l’or. D’équipée en équipée, de bagarre en exploit, la noble personnalité de Buck se déploie avec une richesse époustouflante. Dans son sillage, on découvre aussi le caractère, unique à chaque fois, de ses compagnons de trait et d’infortune. Mais tout cela s’inscrit, bien entendu, dans une interaction brutale et subtile à la fois avec les propriétaires et les maîtres d’équipage. Ils peuvent être impitoyables, l’important est qu’ils soient souverains et justes. Les pires d’entre tous sont les amateurs et les sentimentaux. Leur bonhomie initiale se transforme en égoïsme panique au premier accroc. Les chiens perçoivent ces choses avec une intuition infaillible, immédiate. Mon ami le musher Pierre-Antoine Héritier, fou des courses dans le Grand Nord et dont j’avais publié le livre, pourrait vous parler des personnalités de sa meute, des heures durant. Pour survivre à ces rigueurs, l’homme et ses bêtes ne doivent faire qu’un.

Dans un long épilogue, Jack London répond à ceux qui l’accusent d’être un «contrefacteur de la nature» (Nature faker) parce qu’il aurait prêté aux chiens des raisonnements presque humains, pour ne pas dire une âme. Parmi ces détracteurs qu’il fouette hardiment figurent rien moins que le président Roosevelt, grand chasseur devant l’éternel, et le naturaliste John Burroughs. Tous deux affirment que l’animal n’est qu’un automate biologique répétant des actes programmés par l’instinct, mais n’expliquent pas comment cet instinct millénaire, par exemple, aurait «programmé» les chiens à s’intégrer très aisément dans l’environnement moderne avec ses automobiles rapides, imprévisibles et bruyantes.

Par une foule d’exemples tirés de son expérience, London balaie ces «mécanicistes» avec une aisance jouissive. Mais l’on sent poindre dans sa polémique une inquiétude plus profonde. S’ils ne voient que ça dans l’animal supérieur, que pensent-ils, ces «sages», de l’être humain? Dont les spécimens primaires, relève London, se distinguent assez peu finalement des animaux les plus évolués. En bon darwinien, London conclut, outré, que ces intellectuels modernes utilisent les meilleures armes dont les a dotés l’évolution pour nier l’évolution même, en réduisant la vie à une mécanique morte où le seul «animal supérieur», l’homme, constituerait avec sa «raison» une anomalie incompréhensible. Le romancier l’avait compris sans l’expliciter: le scientisme de son temps était un masque du nihilisme.

J’ai frémi. Le plaidoyer de Jack London, écrit en 1903, pour la raison et l’âme du chien Buck, pourrait aujourd’hui être étendu à une défense de l’âme et de la raison humaines face à l’entreprise de calibrage et de conditionnement dont elles sont l’objet.

Le genre et l’espèce

La lecture de la longue nouvelle s’est achevée vers Venise. J’ai mis de la musique et me suis immergé dans l’hypnose de l’autoroute semi-déserte. Entre Italie et Slovénie, aucun contrôle. Les douces collines slovènes étaient écrasées de nuages noirs. On m’avait prévenu qu’il fallait produire un code QR pour faire le plein: ce n’était pas le cas. Ou plus. Personne ne faisait de remarques pour les masques. Chaque pays joue sa propre partition, perd des feuilles en route, recommence, fait mine d’abandonner puis «resserre la vis» dans une cacophonie bureaucratique qui n’a qu’un lointain rapport avec l’épidémiologie.

La belle route ouverte me laisse le temps de réfléchir, de me contempler moi-même au milieu du flux. Je traverse mon Europe sous narcose totalitaire, me dis-je en murmurant, comme pour prendre charnellement conscience de cette sidérante réalité.

Des gens ont qualifié cela de nazisme. Ils ont été violemment pris à partie, parfois même traînés en justice comme tel député hollandais. De fait, ils ont tort, ou plutôt, ils font un amalgame contreproductif. Ils confondent le genre avec l’espèce. Le national-socialisme est indissociable des idées hitlériennes, du racisme scientifique du XIXe siècle, de la glorification du génie national, des uniformes à la coupe sévère et impeccable de M. Boss, de l’horreur des camps et des photographies teintes en sépia. C’est une espèce, historiquement et culturellement marquée. Le totalitarisme est un genre, un système d’organisation universel de la société moderne dont le contenu idéologique est indifférent, comme l’a souligné Zinoviev. Sitôt qu’il y a l’idée d’une totalité sociale, la normalisation commence et des boucs émissaires doivent être sacrifiés. Ceci n’est bien entendu qu’un aperçu de la trame générale. Le totalitarisme biopolitique que nous vivons mérite une classification à part. Ni le national-socialisme ni l’utopie bolchevique n’ont eu la commodité des réseaux informatiques ni des codes QR — ni l’avantage de disposer d’une population ramollie et décérébrée par des décennies, déjà, de consommation effrénée et de télévision. Cela n’est pas du nazisme, même si le nazisme, dans sa dimension générique, ressemble fort à cela.

A la frontière croate, on jette un coup d’œil distrait à mon passeport et l’on me fait signe de filer. S’ensuivent trois cents kilomètres d’autoroute quasi rectiligne engloutis à une allure inavouable, comme sur une piste de décollage. A l’entrée en Serbie, la nuit est déjà tombée. Je pousse mon passeport dans le guichet. «Et tu as un vaccin, un test ou quelque chose du genre?» me demande le douanier. Le tutoiement m’irrite et me flatte à la fois: il me considère encore comme un «jeune». «Oui, j’ai un test», dis-je. Il ne me le demande pas. «C’est bon, rentre bien chez les tiens . Et joyeux Noël…»

Deux univers parallèles se côtoient, comme dans un rêve. L’un s’éloigne à toute allure de l’humain, l’autre y retourne à pas de loup. Rien n’est encore joué…

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