Où les forces brutes agissent sans but,
Aucune structure ne peut se former.
Schiller[1]
[52] Nous avons reconnu le corps humain et la fonction mathématique des nombres comme les voies de communication essentielles ouvertes au cosmos par le plus haut et dernier arcane de l’homme, son « moi », pour autant qu’il en prenne conscience. Les deux chemins nous conduisent à la reconnaissance du fait que nous sommes intégrés en tant que partie dans le Tout de ce monde révélé et que, par cette intégration, nous sommes et devons rester pour tous les temps dans un lien continu, inviolable et indissoluble avec ce Tout, que ce lien ne doit donc jamais être pensé comme un lien causal au sens des sciences naturelles, mais comme un lien vivant et organique, dont le modèle est le lien entre les éléments constitutifs vivants de notre corps, les cellules, ou le lien mathématique entre les nombres issus de l’Unité, dont la musique nous donne le témoignage le plus émouvant en tant que forme spirituelle et sensuelle dans laquelle les Hommes, depuis les temps les plus anciens, ont gardé vivante, consciemment ou inconsciemment, l’expérience de cette solidarité cosmique par le nombre devenu son. Car le rapport secret des sons, grâce auquel la musique devient possible, est du même ordre que le rapport cosmique lui-même, il n’est nulle part un rapport causal, mais un rapport organique issu de l’Unité!
C’est pourquoi la loi qui détermine la relation des sons dans le cadre de l’ensemble, ou celle de leur harmonie, semblait aux anciens être aussi la loi suprême de la relation cosmique, et c’est dans ce sens qu’ils parlaient de « l’harmonie des sphères ».
La dernière fois, nous avons appris à connaître ce lien universel sous un autre angle que celui que nous venons de décrire brièvement – celui, si je puis dire, de l’ordinaire, sous lequel il s’impose à nous chaque jour et chaque heure, presque par la force des choses, sous la forme de la souffrance due à la détresse de cette insertion dans le Tout ou, pour le dire brièvement, sous la forme du destin individuel.
Le chemin de souffrance du destin est le chemin qui doit conduire de l’état de dysharmonie à l’harmonie avec l’univers, comme le chemin de la maladie est le chemin qui mène de l’état d’harmonie corporelle perturbée, de la dysharmonie corporelle, à l’harmonie corporelle ou, comme le disaient les anciens, de la dyscrasie, du mauvais mélange (dysharmonique) des humeurs, à l’eucrasie. Par le destin, nous devons être accordés comme la corde impure d’un instrument de musique, nous devons être transformés dans notre être de manière à nous rapprocher de l’accord cosmique.
C’est ainsi que l’idée du destin, saisie de manière ésotérique, nous a conduits à exiger la transformation de notre être dans le sens de l’accord harmonieux, la transformation par l’harmonisation de ce qui n’est pas harmonieux ou l’ennoblissement de ce qui n’est pas noble, dans le but d’une insertion toujours plus parfaite dans l’unité organique supérieure de la vie. Le sens du destin est la transformation vers le haut par le dépassement de ce qui est inférieur ou, comme nous l’avons expliqué la dernière fois, la transformation alchimique.
Schiller a merveilleusement exprimé cette exigence dans le célèbre distique:
« Tends toujours vers le Tout,
et si tu ne peux pas devenir toi-même un Tout,
comme membre serviteur, joins-toi à un Tout ».[2]
Mais, sous le nom d' »évolution », la science exotérique connaît aussi cette transformation qui est ascension de ce qui est plus imparfait vers ce qui est plus parfait – de l’inaccompli vers l’accompli, comme dirait Souzenelle.
1. L‘énigme de l' »évolution » à la lumière de la science ésotérique
Nous avons déjà évoqué ce concept comme une sorte de lien entre la pensée exotérique et la pensée ésotérique. Aujourd’hui, nous allons nous intéresser plus particulièrement à cette notion de développement, qui nous montrera sous un nouvel angle le lien continu de chaque être individuel, et en particulier de l’Homme, avec l’ensemble du cosmos. Dans un premier temps, nous ne voulons pas du tout penser au développement supérieur de l’individu humain, mais à l’ascension du genre humain en général à partir de formes de vie inférieures; en d’autres termes, à toute l’échelle des étapes de la vie organique sur cette Terre, qui constitue le point de départ principal de la théorie de l’évolution des sciences naturelles. L’Homme sur cette Terre représenterait donc le maillon final provisoire d’une série d’évolution de plusieurs millions d’années, qui l’a conduit de l’état encore liquide [53] de la matière terrestre à travers d’innombrables étapes intermédiaires, de l’état minéral jusqu’au stade actuel de l’organisation humaine, en passant par des formes de vie primitivement végétales, puis animales. Quelle que soit la manière dont la science de la nature essayait de voir les véritables forces motrices de cette évolution, il ne faisait aucun doute pour la pensée scientifique qu’elles devaient se trouver dans les seules conditions terrestres. Mais ces forces motrices elles-mêmes restaient, comme nous l’avons déjà indiqué la dernière fois, tout à fait mystérieuses, et même la question peut-être plus simple de savoir comment l’œuf devient poule n’est pas résolue par le mot scientifique d’hérédité. L’œuf ne deviendrait jamais une poule si celle-ci n’existait pas déjà auparavant, si la poule finie n’était pas déjà là, en quelque sorte comme l’idée qui doit être réalisée par le développement de l’œuf, si la forme finie ne planait pas déjà invisiblement au-dessus de l’œuf comme le génie inspirateur du genre poule (Aristote).
Or, Ernst Haeckel, dans une intuition merveilleuse qui ne peut être comparée qu’à la vision kantienne de la formation des planètes à partir du soleil, a reconnu que ce développement de la poule à partir de l’œuf, ou, comme il s’exprimait, le développement ontogénétique, n’était qu’une brève répétition de la formation de la lignée. Il s’agissait d’une répétition, en quelque sorte condensée, du long chemin de l’évolution phylogénétique de l’espèce (dans notre cas, l’espèce poule) elle-même – l’ascension progressive, sur des millions d’années, de formes de vie autrefois inférieures dans la matière jusqu’au niveau d’organisation de l’espèce poule elle-même. Haeckel enseigne que le développement ontogénétique de chaque être vivant, c’est-à-dire son développement depuis l’œuf jusqu’à la naissance, est une répétition (condensation) du développement phylogénétique (phylogénie).
Mais s’il semble plus clair à l’esprit du naturaliste comment l’œuf devient la poule, parce que ce chemin de développement, même s’il s’étend sur des périodes énormes, a déjà existé, parce que la forme finie de la poule a déjà été élaborée auparavant, alors il suffirait de faire un petit pas de plus pour reconnaître, que le développement phylogénétique doit lui aussi avoir son modèle quelque part, qu’il pourrait lui aussi être le devenir de forme condensé, projeté dans le temps, de quelque chose de déjà existant, et qu’il devrait même l’être, si seulement l’idée de Haeckel sur la force formatrice de l’hérédité était correctement poursuivie. Dans ce cas, l’ensemble du développement de la vie [55] et de toutes les formes de vie, qui s’étend sur des millions d’années, et même l’ensemble de l’échelle des êtres, du minéral à l’Homme, seraient lui-même une sorte d’ontogenèse et ne pourraient donc être que la répétition ou la reproduction de quelque chose qui existait déjà en dehors de toute évolution terrestre – de quelque chose qui était là avant de venir sur Terre pour y devenir réalité. Et ainsi, nous sommes déjà arrivés directement à la porte du côté ésotérique du concept d’évolution, dont nous avons déjà expliqué la dernière fois qu’il représente une sorte de lien entre la connaissance exotérique et ésotérique.
Si nous nous souvenons que nous avons déjà compris la dernière fois la forme humaine comme émanant de l’ensemble du cosmos, et en particulier du zodiaque, par une sorte de pangenèse, nous pouvons alors comprendre ce que les Hommes ont toujours considéré le zodiaque comme la matrice cosmique de l’Homme et de son développement sur Terre. La Terre ou la matière terrestre serait alors effectivement une sorte d’utérus cosmique du germe humain spirituel reçu de l’environnement céleste, dont l’archétype reposait déjà auparavant dans le zodiaque comme une idée céleste de l’Homme.
[1] Wo rohe Kräfte sinnlos walten, – Da kann sich kein Gebild’ gestalten. SCHILLER – in: Das Lied von der Glocke
[2] »Immer strebe zum Ganzen, – und kannst du selber kein Ganzes werden, – als dienendes Glied schließ’ an ein Ganzes dich an.«
Source: Das Testament der Astrologie, tome 1, Oskar Adler, 1930-38