Considérons maintenant l’autre pont, le pont spirituel, dont nous avons parlé la dernière fois – les mathématiques.
En elle, nous avons reconnu un pont entre l’ici et l’ailleurs, dans la mesure où les connaissances mathématiques se laissent globalement développer à partir de l’idée pure du nombre, tandis que, d’autre part, ce qui est ainsi trouvé par la pensée pure s’est avéré être en même temps la forme la plus générale de ce qui constitue les lois en physique, voire même le seul chemin vers la loi naturelle. C’est ainsi – maintenant sous l’aspect spirituel – que naît à nouveau l’idée d’une correspondance continue entre les nombres et leurs fonctions d’une part, et les régularités des phénomènes et des événements extérieurs d’autre part.
Et là, une pensée étrange s’impose à nous!
Si toutes les valeurs numériques peuvent effectivement être développées à partir de l’unité et de sa division, ne doit-il pas y avoir une correspondance parfaite entre le développement mathématique et le développement cosmique à l’extérieur? N’avons-nous pas là une bonne raison de penser que le développement des nombres à partir de l’unité pourrait nous donner la clé ésotérique pour comprendre la cosmogénèse – les lois du développement du monde et de sa naissance?
Plaçons-nous encore une fois dans une expérience ésotérique fondamentale, mais cette fois-ci une expérience numérique, qui doit nous conduire directement à ce qui pourrait être le sens intérieur des nombres eux-mêmes, leur visage intérieur. Mais avant d’entrer dans les détails, jetons un coup d’œil sur la manière dont la science exotérique se positionne par rapport au problème de la cosmogénèse – par exemple le problème de l’origine du monde. L’idée de l’origine du monde présuppose un état ou une époque de l’univers où le monde n’existait pas encore! – C’est-à-dire le néant.
Mais que ce monde ait été créé à partir du néant reste inconcevable pour l’intellect. Et si un dieu l’a créé, qui a créé le dieu?
Toute cosmogonie exotérique doit donc partir de quelque chose de préexistant, devant lequel se trouve le grand ignoramus, ignorabimus, par lequel Dubois-Reymond renonça à résoudre cette question dans son désormais célèbre discours de rectorat.
Mais ce n’est pas tant cette question qui l’intéressait que le problème de l’origine de la vie elle-même. Sa question, comme celle des sciences exactes, était toujours la suivante: comment la vie est-elle née de l’inerte? Comment la conscience est-elle née d’un être inconscient, mort et matériel? Et il répondait: « Cela restera une énigme éternelle pour l’esprit humain. Ignoramus, ignorabimus!«
Et c’est parfaitement vrai.
Nous ne pourrons jamais répondre à cette question! Jamais, et ce parce qu’elle a été mal posée dès le départ!
L’histoire des sciences exactes nous montre combien de fois des problèmes n’ont pas pu être résolus uniquement parce qu’ils ont été mal posés dès le départ; parce que des présupposés ont été tacitement posés, qui découlent d’habitudes de pensée inhibitrices non reconnues.
Nous trouvons chez le célèbre astronome et astrologue Ptolémée un exemple presque classique de la force d’inhibition de la connaissance de telles habitudes de pensée.
Ptolémée polémique contre les opinions de certains savants contemporains à lui qui prétendaient que le jour et la nuit étaient dus à la rotation naturelle de la Terre. Si cela était vrai, soutient-il, comme la Terre tourne d’ouest en est autour de son axe, il devrait se produire à la surface de la Terre une contre-tempête d’air et d’eau si puissante qu’elle devrait balayer tout ce qui se trouve sur cette surface. Mais cette contre-tempête n’existe pas – par conséquent…
Eh bien, Ptolémée part implicitement de l’idée d’une Terre immobile; si celle-ci se mettait soudainement à tourner, alors –oui – ses arguments seraient irréfutables. La Terre immobile comme état primaire est l’erreur tacite et implicite du raisonnement de Ptolémée !
Or la question de l’origine de la vie ou de la conscience à partir de la matière morte et inanimée repose sur une prémisse tacite similaire, à savoir que celle-ci serait primaire, la vie et la conscience secondaires. Le « lgnorabimus » est ici tout à fait à sa place. Mais quelle est la légitimité de cette prémisse implicite? La vie ne pouvait-elle pas être le fait primaire, et l’inanimé, s’il existe, le fait secondaire? L’existence inanimée, l’être inanimé – s’il existe – est-il plus compréhensible que l’être vivant?
Dans cette nouvel hypothèse, la question de l’origine de cet être universel et primordial devra être formulée différemment. Non pas l’origine de cette vie à partir de la mort ou du « néant », mais la révélation de la vie, la révélation de la vie sera alors notre problème, qui devrait donc s’intituler ainsi: comment la révélation de la vie est-elle possible, c’est-à-dire comment une vie qui s’éprouve elle-même est-elle possible?! Car c’est le critère de toute vie, qu’elle est – pour utiliser une expression technique de la philosophie – avant tout « donnée » à elle-même; la vie est révélation de soi! Toute cosmogonie devait donc prendre son départ à partir de l’instant de la révélation d’une vie jusqu’alors cachée. [42]
Si nous comprenons le problème cosmogonique de cette manière, nous le saisissons de manière ésotérique. Le « commencement du monde » est la révélation du monde. Mais cette révélation de la grande unité qu’est le monde n’est rien d’autre que la révélation du nombre un.
De même que le nombre un n’est pas « né » du zéro, le monde n’est jamais né du « rien ». Et comme l’unité n’existe que par et pour elle-même, ainsi en est-il de la totalité du cosmos. Nous appelons cette unité pour soi et par soi la révélation de l’unité. Mais cette connaissance est d’une importance capitale.
L’unité n’existe en tant que telle que lorsqu’elle se saisit elle-même. Mais au moment où cela se produit, elle est déjà devenue la triplicité, la triplicité qui est l’unité révélée. Car le processus par lequel l’unité se saisit elle-même est comme un reflet de l’unité dans sa propre expérience de soi. L’unité est ainsi pour ainsi dire divisée en deux éléments qui se comportent comme le regardant et le regardé. Le sujet qui est lui-même objet. Dans cet acte de révélation, le sujet et l’objet sont là en même temps – « l’Un engendre le Deux » (Lao Tseu). Mais l’objet n’est rien d’autre que le sujet dans la forme sous laquelle il s’est compris lui-même, s’est vécu lui-même, s’est connu lui-même – et c’est ainsi que dans cette origine du Deux se trouve aussi directement l’origine du Trois, la troisième phase de l’acte de révélation, par laquelle l’identité entre Un et Deux est rétablie. Au moment où l’unité se révèle, elle n’est possible que sous la forme de l’unité triple seule; la triplicité dans l’unité est le critère de tout ce qui est révélé:
- 1= Être originel
- 2 = Être reflété en soi
- 3 = rapport de 2 à 1 – Identité
Dans les mythologies primitives des peuples, nous rencontrons cette connaissance ésotérique fondamentale le plus souvent sous la forme d’une trinité de
- 1 = Père
- 2 = Mère
- 3 = Enfant, c’est-à-dire l’élément de réconciliation dans la triplicité, qui comble l’opposition entre 1 et 2 et les réunit à nouveau. La doctrine de la Trinité constitue le noyau ésotérique de toutes les religions. Elle contient l’essence de toute révélation ou manifestation. Nous allons maintenant désigner cette trinité comme la tripolarité de tout ce qui se manifeste:
- 1 – polarité positive: pôle émissif de la force, aliénant
- 2 – polarité négative: pôle réceptif de la force, accumuleur
- 3 – polarité neutre: pôle utilisant la force pour intégrer, équilibrer
C’est le jeu des forces entre ces trois pôles qui constitue en quelque sorte le ressort de l’horloge mondiale et cosmique, dont la marche éternelle est la division et la réunification – la différenciation et l’intégration. Mais le troisième pôle, celui de l’intégration, joue un rôle tout particulier, dont l’expression mathématique est le chiffre trois lui-même. Comme sa fonction est de rétablir sans cesse l’unité, ce qui se passe à travers lui ressemble, pour le dire très simplement, au processus de mouvement de notre attention lorsqu’elle est dirigée vers la prise de conscience de l’identité entre un objet et son reflet par une « comparaison » incessante, c’est-à-dire en équilibrant sans cesse la contradiction entre l’image originelle et son reflet.
Trois devient ainsi l’oscillation par laquelle la division en deux phases opposées est sans cesse compensée.
Trois est l’oscillation par excellence, dont la forme la plus courante est peut-être la rotation autour d’un ou de plusieurs axes.
Toute oscillation et toute rotation sont donc en fait une « lutte » pour retrouver l’unité et pour la conserver. Et l’expression la plus générale de cette lutte est sans doute donnée par la formule mathématique:
y = sin x – la ligne des sinus – la ligne des serpents.
Ovide décrit cette lutte éternelle dans la nature avec ces mots magnifiques qui contiennent le mystère de la trinité: « Rerum concordia discors » – La concorde ambiguë des choses.
Et voici trois expressions techniques indoues qui désignent les trois principes décrits ci-dessus et jouent un rôle fondamental en astrologie:
- Rajas: désigne le principe actif et positif
- Tamas: représente le principe passif, négatif
- Sattwa: symbolise principe d’équilibre (oscillation).
{44} Nous avons maintenant acquis deux connaissances importantes:
- depuis le pont du corps humain, nous avons compris la correspondance cosmique entre le macrocosme et le microcosme, ainsi que le fait du rythme en tant que porteur de la fonction vitale et de sa force d’organisation omniprésente; et
- depuis le pont des mathématiques, nous avons retrouvé le fait du rythme, bien que sous une autre forme, en tant que loi de la manifestation en général.
Mais nous allons dans la prochaine section détourner un moment notre regard de ces grandes perspectives cosmiques pour nous tourner vers la vie pratique, la vie quotidienne! La vie quotidienne de l’Homme de tous les jours!
Source: Das Testament der Astrologie, tome 1, Oskar Adler, 1930-38