Du complot et de la conspiration

Éclaircissements magistraux de J. C. dans le chapitre 2.3 du Manifeste conspirationniste, Le Seuil, 2022, pp. 45-48.

Il y a quelque chose de loufoque à voir les tenants d’un régime né des

« 13 complots du 13 mai 1958 » – la Ve République – se lancer dans une croisade contre le complotisme.

Ou d’absolument logique, au contraire.

Seuls ceux qui ont pleinement goûté aux joies et aux puissances de la conspiration peuvent à ce point chercher à s’en réserver l’exclusive.

Si le conspirationnisme est si banal et si populaire, c’est qu’il tient lui- même tout entier dans cette banalité effectivement populaire : tout pouvoir ne se maintient qu’en conspirant contre ceux sur qui il s’exerce – salariés, citoyens, clients, population, patients, justiciables ou prisonniers. Il n’y a, par construction, d’affranchissement sérieux que dans la croissance d’une force opaque aux rayons du pouvoir : une conspiration, donc.

Pour pouvoir décréter sans rire une croisade anticonspirationniste, il a fallu organiser, depuis des décennies, la raréfaction de la connaissance historique. C’en était la condition.

De notre côté, on peut bien sûr raffiner la distinction entre complot et conspiration. Le complot évoque l’image de conjurés réunis dans la même pièce, et ourdissant ensemble un plan précis d’après une volonté explicite et partagée. Il repose sur un secret commun qui peut donc aisément être trahi. La conspiration n’a, elle, aucun besoin de réunir ses membres. Elle flotte. Son élément est aérien. L’entente, ici, peut rester tacite, diffuse, aussi insaisissable qu’une idée. C’est d’ailleurs ce qui la rend si redoutable. Il est des conspirations objectives qui sont le produit de réflexes, de représentations, de structures sociales, et qui savent tourner tous les obstacles à la réalisation de leur programme plus agilement qu’un complot bien mené. On aurait peine à leur déceler une origine, à leur assigner un siège, à en isoler un sujet. Le monde présent est, sans nul doute possible, le

résultat de deux siècles d’une conspiration objective des ingénieurs dont le périmètre est partout et le centre nulle part. Qu’y peuvent-ils ? Telle est leur nature. Il faudrait qu’ils cessent de s’ingénier, qu’ils se désertent eux- mêmes. Les conspirations, avec leur caractère transversal, dépassent les finalités conscientes de ceux qui y sont impliqués. Elles peuvent parfois elles-mêmes se détailler en une multitude discrète de complots locaux. Rien ne ressemble plus à une manœuvre concertée, à un complot centralisé que l’unité dans la falsification journalistique quotidienne, qui résulte en premier lieu d’un effet de structure, d’une uniformité idéologique, d’une sélection sociale, d’une servilité professionnelle, qui s’accommodent fort bien d’authentiques opérations d’intoxication coordonnées.

Surtout, il faut arracher à la conspiration son aura d’exceptionnalité. En latin, la conspiratio, c’est l’accord, l’accord musical aussi bien que l’entente entre les êtres. Dans la liturgie du premier christianisme, la conspiratio, c’est le moment de l’osculum, le baiser sur la bouche que les fidèles s’échangent, devenant ainsi « un seul souffle », un seul « esprit ». Le rituel parut si tôt si gênant pour la hiérarchie ecclésiale qu’elle le remplaça par la mièvre « paix du christ ». Il ne survécut que dans l’hommage médiéval du chevalier à son suzerain, et encore aujourd’hui chez les mafieux. Un « complot », en ancien français, c’est simplement un rassemblement – une foule, une réunion ou une compagnie. Partout où des gens respirent le même air et partagent un même esprit, il y a conspiration. Partout où ils se rassemblent physiquement, il y a complot, du moins potentiel. Que ces notions se soient chargées d’une signification maléfique témoigne seulement du poids de l’État dans la définition de notre vocabulaire, et conséquemment dans le regard que nous portons sur le monde. Car c’est seulement du point de vue de l’État que toute entente singulière et tout rassemblement forment une menace.

La faculté de conspirer est inhérente à toute existence.

Elle est même la marque de tout ce qui est vivant.

Si tout vit, c’est parce que « tout conspire », disaient les stoïciens.

Il n’y a pas de réalité humaine, il n’y a pas de vie transparentes.

Il y a un reste à la représentation de toute chose, à la capture de tout être. Toute publicité est sertie d’opacité.

Là où il y a scène et spectateurs, il y a coulisse et machines. Là où il y a champ, il y a hors champ.

Là où il y a politique officielle, il y a services secrets.

L’organigramme   des   organisations   en   dit                                      finalement                 peu sur                                      les hiérarchies réelles, dans les entreprises, dans les partis, dans les associations.

Si bien qu’une époque où la publicité a gagné toutes les sphères de la vie ne peut être qu’une époque où le complot s’est immiscé à son tour dans chaque recoin de l’existence.

L’aberration n’est pas le complotisme, mais le sous-complotisme : le fait de ne discerner qu’un grand complot, alors qu’il y en a d’innombrables qui se trament dans toutes les directions, partout et tout le temps.

Il n’y a pas que la mafia des X-Mines, la loge Athanor ou les réseaux de la Françafrique qui conspirent en France.

Chaque fois que des amis se parlent à cœur ouvert, chaque fois qu’il se passe quelque chose entre des gens, dans la rue, au café ou en musique, il y a début de conspiration.

Qui dit conspiration ne dit pas nécessairement menée commune, mais

possibilité d’une menée commune.

Combien de grèves sont nées d’un canon de trop au bistro, d’un bavardage fortuit à la machine à café ?

Regardez bien : il n’y a aucune aventure consistante, aucune révolte vivante, aucune tentative éclatante, qui ne plonge ses racines dans la dimension conspirative de l’existence.

Les intrigants qui ont pris les commandes de l’État sont terrifiés de n’importe quel accord qui se trouverait entre les êtres.

D’où l’acharnement des dernières années à vider tous les lieux physiques où nous nous retrouvons, à les fermer, à les fliquer, à nous enfermer entre quatre murs avec ou sans jardin.

D’où la vindicte sauvage, sans cela incompréhensible, de l’État contre les teufeurs.

N’importe quelle ingénierie du chaos est préférable à cela.

La mise en transparence algorithmique des rapports entre les êtres, depuis l’avènement des smartphones et de l’informatique ubiquitaire, couplée à la reprise en main policière de l’espace public, exprime cette même fébrilité.

Car tout, dans son désastre consommé, appelle au renversement de l’ordre existant.

C’est pour cela qu’une si féroce contre-révolution préventive bat son plein, sous prétexte de gérer une épidémie.

Les innocents auront toujours du mal à y croire.

Laisser un commentaire