Jean, l’auteur de I’Apocalypse est un prophète qui place ce don très haut, peut-être plus haut que Saint Paul lui-même [Apoc.x, 7; xvi. 6; xvni, 20, 24). Et si notre prophète néglige de se prévaloir d’aucun titre, c’est surement que son nom seul et sa personnalité connue suffisaient a garantir sa mission
extraordinaire.
II est possible, par l’étude intrinsèque de I’Apocalypse, de serrer d’assez près cette personnalité. D’abord,
cet auteur n’est pas un Grec, ni même un helléniste. Sa langue, la structure de sa pensée et de ses développements, s’y opposent absolument. C’est, a n’en pas douter, un Sémite de naissance, qui pense encore a la sémitique, bien que s’étant approprie, par la conversation, un vocabulaire grec assez étendu; quant a sa grammaire, elle est toujours assez barbare pour déceler son origine. C’est un Juif, et il se fait
gloire de I’être. Le nom de Juif est pour lui un titre d’honneur, et les Juifs infidèles et persécuteurs ne sont que de faux Juifs {Apoc. ii, 9). Comme Juif, il connait a fond I’Ancien Testament. Toute sa prophétie en est imprégnée, les expressions bibliques viennent naturellement sous sa plume, si nombreuses, mais pressentant si peu le caractère de citations littérales, copiées ou retenues par cœur, qu’on voit bien qu’il en est arrive a penser spontanément dans les termes des Livres saints. II est probable qu’il connaissait en gros la littérature apocalyptique antérieure, palestinienne ou sibylline, car il lui a emprunté la forme littéraire de son message, et la plupart de ses symboles (a moins que ce ne soit aux seuls prophètes canoniques, Daniel, Ézéchiel, Joël et Zacharie). Quant a savoir sil a connu des traditions religieuses du monde païen, la chose est beaucoup plus douteuse; c’est une question que nous étudierons a son heure.
II connait au moins a fond I’état profane et le caractère des populations auxquelles il écrit. Relevons a ce sujet un trait précieux à noter pour son caractère. Ce prophète Chrétien ne se montre nullement hostile au patriotisme de ses lecteurs. Renan, dans son Antéchrist, s’est fait de lui une idée très fausse quand il l’a représenté comme un Judéo-chrétien borné et fanatique, n’ayant qu’un mépris amer et sans nuances pour tout ce qui est beauté et grandeur terrestres. La largeur de son esprit ressort au contraire de la délicate habileté avec laquelle il sait transposer dans I’ordre divin, comme le montre par exemple la lettre a Smyrne, les qualités et les gloires naturelles dont les fidèles, à titre de citoyens, pouvaient encore tirer quelque fierté. Ailleurs, il est vrai, ainsi dans la lettre a Laodicée, il fera ressortir ironiquement le contraste entre les prétentions terrestres des lecteurs, et leur indigence surnaturelle. Mais en tout cas, ce n’est pas un ennemi de la vie.
La théologie proprement dite de Jean, c’est-a-dire sa doctrine sur la Divinise, est bien celle que l’on peut attendre d’un Juif venu à la foi nouvelle. Il l’a tire toute entière de l’Ancien Testament comme un faisceau de vérités indiscutables qu’il n’éprouve donc aucun besoin de justifier ni de développer. Dieu est le maître absolu, le commencement et la fin,. Nous ne trouvons dans ces idées rien de bien personnel à relever, sinon que Dieu apparaît avant tout sous l’aspect de la Toute-Puissance, et non de la Miséricorde comme dans l’Évangile.
En meme temps qu’il regne au ciel, le Christ agit directement sur la terre, comme Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs (c. xix). Il doit anéantir tous ses ennemis lors de son glorieux Avènement, mais en attendant il ne laisse pas de gouverner ses églises et le monde, trouant dans Sion au milieu de 144’000 rachetés qui sont ses prémices (c. xiv). II a sans cesse un avènement intérieur dans les âmes qui s’ouvrent a lui, il entre chez elles, mange et repose avec elles. La doctrine de l’habitation du Christ en nous n’est pas plus étrangère a l’Apocalypse qu’a saint Paul et au IVe Évangile.
L’Apocalypse contient nécessairement une Angéologie; cette partie de la doctrine méritera d’être étudiée à part. Disons toujours que les Anges, pour Jean, sont des intermédiaires entre Dieu ou I’Agneau et I’humanité. II en indique plusieurs catégories. Mais l’auteur inspiré a beaucoup simplifié I’angéologie des Juiis de son temps, l’a dépouillé de son caractère fantastique et mythologique, et, si l’on fait abstraction de certaines déterminations qui sont de purs symboles, il ne propose concernant les Anges que la doctrine la plus sobre et la plus haute ils commandent aux Éléments (xiv, 18; xvi, 5), ils exécutent les jugements de Dieu, offrent a Dieu les mérites des hommes, luttent contre les Anges mauvais, dont Ie
chef est le Dragon. Tous sont bien inférieurs au Christ, et ne doivent pas recevoir les prières et un culte pareil au culte divin (xix, 10 xxii, 8-9).
L’enseignement sur la vie future est important: admission des élus au Ciel sans l' »état intermédiaire » tel que l’entendent les Grecs (xiv, 3); résurrection des bons et des méchants, éternité des peines de I’enfer,
vision béatifique (xvi, 11; xx, 10, 13; xxii, 4). Il est à remarquer que la loi juive et la lutte contre les Judaïsants, si présente entre les années 50 et 60, sont des choses oubliées, dont l’auteur ne fait même pas mention. Le péril intérieur actuel, c’est le relâchement des mœurs, et les menaces de gnosticisme naissant.
Rien dans ce que nous avons relevé, ne peut nous détourner de le reconnaître comme I’apôtre Jean, fils de Zébédée, tel qu’il nous est connu par l’Évangile et la tradition ecclésiastique; beaucoup de traits, au contraire, favorisent cette identification.
Ce n’est de même qu’après avoir étudié les témoignages de la tradition que nous pourrons déterminer dans quelles conditions, et a quelle date, le prophète Jean se trouvait dans I’Ìle de Patmos. Nous pouvons seulement affirmer, contre Bousset, qu’il y était en exil. Cette île, qui se trouve dans le groupe des Sporades, sur le chemin d’Éphèse à Rome, à peu près en face de Milet, a pu servir, comme d’autres du même groupe, de lieu de déportation et Jean nous dit clairement qu’il était là « à cause de la parole de Dieu, et du témoignage de Jésus-Christ. » [Apoc. 1, 9). Il était donc déjà victime de cette persécution, bientôt sanglante, en face de laquelle la Révélation devait ranimer le courage des Chrétiens d’Asie.
Source: L’APOCALYPSE PAR LE P. E.-B. ALLO, professeur a l’Université de Fribourg (Suisse), deuxième édition – PARIS, 1921.