Karl Popper revisité: (101.) Popper et la communauté juive

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  • Post last modified:31 octobre 2021
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Extraits traduits de l’original anglais, d’Alexander Naraniecki 2014; avec ma libre reconstruction et insèrtion de commentaires et de sous-titres.

Sortie de la Haskalah

Les opinions et les attitudes de Popper envers le judaïsme et le nationalisme juif sont enracinées dans son milieu familial viennois juif assimilé. Les éléments haskaliks dans sa vision cosmopolite peuvent être discernés en comparant son point de vue avec celui d’un autre néo-kantien juif, Hermann Cohen. L’attitude de Popper vis-à-vis de sa propre identité juive peut être considérée comme l’incarnation de l’échec de l’idéal cosmopolite de Cohen. Alors que celui-ci s’est donné beaucoup de mal pour lier le judaïsme et le cosmopolitisme, Popper, lui, n’est pas du même avis. En effet, Popper a choisi de les séparer. Le résultat est une attitude négative envers le judaïsme qui s’oppose à un cosmopolitisme très sobre. Cohen a défendu l’idée d’une relation intime entre les cultures allemande et juive, résultant d’un esprit culturel commun. Mais l’échec de cet idéal de synthèse culturelle est perceptible dans la manière dont Popper a pris ses distances par rapport à la culture juive, tout en aspirant à une culture esthétique autrichienne distincte et traditionnellement germanique. Dialectiquement, cependant, cet effort de germanisation est lui-même l’héritage des Lumières juives. Bien que les aspects juifs de la pensée de Popper soient résiduels plutôt qu’évidents, ils reflètent une tradition culturelle juive viennoise, qui est devenue sensiblement non juive en réponse à la menace de l’antisémitisme.

Popper, l’un des philosophes politiques les plus influents du siècle passé, peut-il être considéré comme un philosophe juif dans la tradition de la Haskalah – les Lumières juives. L’auteur ne prétend ni que Popper ait été un philosophe juif au sens religieux du terme, ni, comme Joseph Agassi, que Popper était un laïc puritain et agnostique coloré par une version positiviste du christianisme. Certes, il y a beaucoup de choses dans la pensée de Popper en faveur d’une éthique chrétienne, comme son engagement paulinien, tel qu’interprété par Alain Badiou. D’ailleurs, son ouvrage La société ouverte et ses ennemis est un traité contre le tribalisme juif et sa doctrine du « peuple élu », que les nazis se sont réappropriés sous la forme du mythe de la « race supérieure ». Cependant, Popper a baigné dans milieu culturel et éducatif relevant d’une autre tradition juive, très distincte du tribalisme, celle de l’Haskalik ou Lumières juives.

Ce milieu a nécessairement influencé certains attributs et préoccupations intellectuels de Popper, manifestant ce que l’on peut attendre d’un juif viennois non pratiquant. Les idées chrétiennes et juives jouent un rôle dans sa pensée, et l’auteur soutient que les influences juives sur la pensée de Popper peuvent être trouvées en examinant les façons dont les les croyances et attitudes religieuses juives réapparaissent dans la forme sécularisé de ses arguments suivant les Lumières juives. Celles-ci n’ont pas seulement eu des conséquences directes sur la culture et les valeurs de la famille Popper, mais elles caractérisent aussi la tournure idiosyncrasique des écrits de philosophie politique de Karl. Popper peut donc être considéré comme une étude de cas illustrant la manière dont des ensembles particuliers d’idées juives des Lumières se sont imposées dans le contexte viennois. En plus d’apporter un nouvel éclairage sur la philosophie de Popper, cette étude suggère qu’il est important de chercher en Bohême l’origine des valeurs qui prévalaient à Vienne au sein de la classe moyenne et progressiste juive de la fin-de-siècle [tel quel dans original].

Popper antisioniste, car opposé à tous les historicismes

Une caractéristique importante de l’identité juive de la classe moyenne d’Europe centrale était son cosmopolitisme et son hostilité envers toute expression du nationalisme juif. Ainsi, de nombreux Juifs de la classe moyenne à Vienne, et dans d’autres lieux cosmopolite d’Europe centrale, avaient une attitude négative à l’égard du sionisme, en particulier de sa version variété « révisionniste ». Popper ne faisait pas exception. Comme il le voyait, le sionisme
était incompatible avec la culture libérale cosmopolite que la famille Popper illustrait si bien. Comme Popper était opposé au nationalisme, même dans ses formes les plus inoffensives, une culture sioniste qui mettait l’état à la place du divin était antithétique à son humanisme d’inspiration kantienne. Bien qu’il ne se considérait pas comme juif ou chrétien au sens religieux, Popper voyait la substance morale que contient la religion, et l’importance de respecter l’idée d’un être divin. Pour lui, tous les humains sont faillibles, et là où notre connaissance au sens objectif du terme ne peut pas s’aventurer, nous devons rester silencieux et dûment respectueux. En plaçant sa « foi dans la raison » à la fois au-dessus et en-dessous de la révélation, il refusait fondamentalent de s’identifier à toute doctrine religieuse positive.
Cependant Popper n’a choisi aucune des deux formes opposées – ni athéisme ni théologie naturelle spinoziste. Ici, la centralité de Kant dans sa pensée est claire – car il ne permettrait pas à la raison d’outrepasser ses droits, tout en ouvrant un espace pour la foi (Glauben). Il en résulte un silence respectueux par rapport à un sujet transcendantal, une ontologie téléologiquement « ouverte », une répudiation épistémologique voltairienne de la théologie, des doctrines positives de la religion et de l’autorité religieuse. Les historicismes infaillibles tels que le sionisme, qu’il soit religieux ou laïque, était, en langage moderne, un danger moral qui n’a pas su tirer les leçons de l’histoire. Par conséquent, Popper, qui est resté très juif dans sa culture cosmopolite viennoise, était incapable de traiter positivement de l’identité juive, qu’elle soit religieuse ou nationaliste. Le plus proche de l’attitude positive qu’il pouvait avoir envers les Juifs qui ne suivaient pas son cosmopolitisme, c’était de montrer sa sympathie pour leur malheureuse circonstance d’être une minorité nationale.


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